The Fruit Machine

LE FILM THE FRUIT MACHINE – L’HISTOIRE DERRIÈRE LE RÉCIT

L’idée pour ce film est née il y a près de 20 ans, alors que j’étais dans la résidence cossue de George Hartsgrove, à Ottawa. Maintenant un ami, George m’était inconnu lorsque j’ai lu un article dans le journal Ottawa Citizen sur l’ambition qu’il avait de construire la première maison de retraite pour les gais et lesbiennes. L’article a suscité ma curiosité et je me suis demandé si une histoire plus importante ne pourrait pas s’y cacher. J’ai rapidement appris que George avait peur que son idée, trop avant-gardiste, échoue. Les personnes à qui il s’adressait étaient les mêmes que l’on avait condamnés à la clandestinité en matière de sexualité pendant la période de la « trieuse à fruits », des machines à détecter l’homosexualité. Exprimant ses inquiétudes, il a déclaré « Comment pourraient-ils être à l’aise de vivre dans un bâtiment, décoré d’un drapeau arc-en-ciel, en plein cœur du village gai d’Ottawa? » Il faisait référence bien sûr à ce même groupe qui avait autrefois assisté à des soirées privées d’employés gais du gouvernement qui invitaient leurs amis et alliés hétérosexuels pour apprendre à se présenter de façon plus hétéronormative au travail, et ce pour éviter les soupçons, se protéger et ne pas compromettre leurs carrières.

J’ai quitté cette rencontre avec George, lors de laquelle il m’avait partagé ses inquiétudes, à la fois choquée et intriguée. Des questions ont commencé à me préoccuper. Est-ce que le gouvernement canadien avait réellement construit une machine pour détecter l’homosexualité en vue de l’utiliser contre ses propres employés? A-t-on réellement ordonné aux policiers de faire du profilage contre ces mêmes employés, craignant qu’ils soient ciblés par des espions russes? J’ai commencé à interroger mes amis et mes collègues, à savoir s’ils avaient déjà entendu parler de la « trieuse à fruits ». Personne n’en avait entendu parler; qui plus est, ils n’en revenaient pas. J’ai entamé des recherches préliminaires et j’ai trouvé quelques références en ligne sur un dispositif de détection de l’homosexualité qui pouvait évaluer le stimulus pupillaire lorsqu’une personne était exposée à des images pornographiques homosexuelles. J’ai appris que ce dispositif s’est déjà trouvé dans un laboratoire de l’université Carleton, mais qu’il avait été détruit il y a longtemps. Les renseignements que j’ai découverts semblaient tout droit sortis d’un roman de science-fiction, et non pas de l’histoire canadienne, mais plus j’effectuais de recherches, plus cela s’est défini comme un fait. J’étais abasourdie. Je n’arrivais pas à croire que cette purge avait pris place au Canada, pendant aussi longtemps, et que c’était une partie de l’histoire qui n’avait jamais été racontée, du moins au cinéma.

Deux grands défis se dressaient devant la création de ce film, soit trouver des survivants prêts à s’exprimer et trouver un diffuseur prêt à appuyer le film. Plusieurs obstacles se sont également présentés lorsqu’est venu le temps d’effectuer la recherche : d’innombrables demandes d’accès à l’information bloquées, la GRC et la police militaire qui ont refusé de me parler et des survivants, difficiles à trouver avant l’ère des médias sociaux, qui avaient trop peur de nous parler. Le financement du projet n’a pas été facile à trouver non plus. J’ai abordé quelques diffuseurs qui m’ont dit que c’était une histoire extraordinaire, mais qui n’était pas prête à voir le jour.

N’ayant pas pu obtenir de licence de diffusion, ces débuts ont été décourageants. Toutefois, ce long métrage représentait pour moi une mission, et non une tâche, alors j’ai persévéré. Je jugeais que je devais faire preuve de bravoure. J’avais besoin d’incarner ces gens que je cherchais à honorer. Je me suis sentie obligée de mettre sous les lumières des projecteurs les secrets du gouvernement et la persécution qu’a sévit les communautés LGBTQ du Canada et l’impact de tout cela. C’était un engagement à l’égard de la vérité, une modeste tentative de redresser des torts et un effort pour obtenir justice pour un groupe de personnes que je n’avais pas encore rencontré. Je me tenais résolue devant le sérieux de la situation. J’ai autofinancé plus de recherches, ce qui a finalement porté fruit (pardonnez-moi le jeu de mots).

Le premier survivant que j’ai rencontré, en personne, fut Leo Morency, qui est plus grand que nature, chaleureux et charmant. Employé du gouvernement dans les années 1950, il était alors dans la vingtaine, jeune, heureux, et il profitait de sa vie pleine de réussite. Toutefois, il a m’a fait part de ces maintes reprises où il a été placé sous surveillance, photographié et interrogé par la GRC. On lui a fait craindre pour son emploi, sa vie privée et sa sécurité, et il ne comprenait pas pourquoi. Comment pouvait-il aider des espions russes? Il n’avait pas de cote de sécurité; il n’en avait même pas besoin en tant que commis subalterne. De plus, il ne refoulait pas sa sexualité; sa famille et ses amis savaient qu’il était gai. Il n’y avait aucun motif de chantage — sauf aux yeux des responsables de la chasse aux sorcières nouvellement autorisée par le gouvernement du Canada.

Contrairement à Leo, la plupart des survivants avaient peur de me parler. Ils ne font pas confiance facilement, et qui pourrait les blâmer. J’ai quand même réussi à trouver quelques autres survivants qui ont fini par me faire confiance. Ce fut un exercice d’écoute, plutôt que d’échange, et d’établissement de liens. J’ai clairement communiqué mon intention : de capturer leurs récits dans l’authenticité et le respect. Je ne voulais pas aller vers le sensationnalisme ou l’exploitation. Je voulais simplement aider, de n’importe quelle façon. Tout au long d’appels téléphoniques et de rencontres autour d’un café, un milieu rassurant s’est créé et la confiance, le respect et l’amitié se sont implantés et ont grandi. Tout cela m’a permis de filmer une bande-annonce de 11 minutes pour le film en 2014, la même année où le monde du cinéma au Canada devenait plus propice pour un tel long métrage. L’année suivante, en 2015, le réseau Nous exigeons des excuses a été créé en vue d’exercer des pressions pour que le gouvernement fédéral s’excuse formellement et offre une réparation pour la purge. Des articles ont également commencé à être publiés dans les journaux sur l’oppression queer au cours de l’histoire. Au printemps 2016, John Ibbitson, du journal Globe and Mail, m’a contacté. Il avait entendu parler de ma bande-annonce et voulait en parler dans un article portant sur la dure vérité derrière la discrimination envers les fonctionnaires gais (The Corrosive Truth Behind Discrimination Against Gay Public Servants). L’article et la vidéo ont été publiés le 29 avril 2016. La même année, j’ai mis à jour ma présentation de diffusion pour le film, en grande partie grâce à l’appui et l’encouragement de ma partenaire Erin. À l’automne 2016, la chaîne TVO s’est engagée à produire le film, ce qui nous permis d’avoir un plus de temps pour trouver des dossiers d’archives clés, de structurer les trois actes et, plus important encore, trouver plus de survivants et des voix pour tout corroborer.

Chaque survivant que j’ai rencontré avait, bien sûr, sa propre histoire, mais de tragiques similitudes se sont mises à en ressortir. Les mêmes détails de salles d’interrogations mal éclairées, d’interrogations répétitives et de dialogue manipulateur. Que le contexte soit militaire ou civil, en 1950 ou à la fin des années 1980, tout était largement identique. Il était clair qu’il s’agissait d’une campagne de persécution et de discrimination systématiques qui s’est étendue sur plusieurs décennies. Mais ce qui m’a le plus surpris est ce qui allait au-delà des carrières qui ont pris fin. Pour bon nombre de gens, la perte de leur emploi fut la moindre des choses qu’ils ont eu à endurer : pauvreté, itinérance, devoir cacher à nouveau leur sexualité, toxicomanie, thérapie de conversion, agressions sexuelles et, dans certain cas, le suicide.

À la suite d’un rapport de développement complet soumis à TVO au printemps 2017, la chaîne a assuré le financement de la production. Après que TVO se soit engagé, Rogers Documentary Fund et le Fonds des médias du Canada en ont fait de même, le tout accompagné de crédits d’impôt fédéraux et provinciaux pour la main-d’œuvre. Le film pouvait finalement prendre vie. Han Nguyen, Amanda Barakat et moi-même pouvions finalement commencer la préproduction! Nous avons tourné pendant six mois dans différentes localités et villes du Canada, en plus d’avoir effectué un voyage à l’extérieur du Canada à Bristol, au Connecticut, pour rencontrer John Sawatsky.

Après des mois passés au montage du film, il a été présenté à guichet fermé au festival du film Inside Out de Toronto le 1er juin 2018, quelques semaines avant que le recours collectif soit présenté à l’audience d’approbation de la Cour suprême, où, avec raison, justice a été rendue. Le 18 juin 2018, la juge de la Cour fédérale Martine St-Louis a approuvé une indemnisation historique pour les membres LGBTQ de l’armée canadienne et d’autres agences qui ont fait l’objet d’enquêtes et de congédiements en raison de leur orientation sexuelle. J’ai eu la chance d’avoir assisté à cet évènement historique alors que la salle d’audience a été soulevée par une vague d’émotions — des applaudissements, des cris de joie, et des sanglots à peine étouffés se sont fait entendre lorsque la juge St-Louis a prononcé son jugement. J’ai également versé des larmes; ce fut un moment intense, qui est venu trop tard pour tellement de gens, y compris Leo Morency. Leo est décédé avant que le film soit terminé, avant les excuses historiques de M. Trudeau et avant ce moment historique devant la justice. Mais grâce à cette décision, un grand nombre de survivants m’ont dit avoir l’impression qu’ils sentaient avoir maintenant leur place, que l’espoir avait remplacé la peur, que la joie avait remplacé la tristesse et que la guérison pouvait maintenant commencer. Le règlement final pourrait s’élever à 110 millions de dollars en compensation pour les survivants et affectés à l’éducation et la sensibilisation.

La sensibilisation m’a également touché personnellement. Cette histoire a longtemps motivé une colère viscérale en moi qu’il m’a pris des années à comprendre. Je suis « sortie du placard » à la fin de ma trentaine. Je n’étais pas une pionnière ou bien brave. Maintenant, à 47 ans, je m’identifie comme lesbienne, mais lorsque je me suis assise dans le salon de George Hartsgrove, je m’identifiais comme la femme de mon mari à cette époque, Matt, le monteur du film. Je connais personnellement la vulnérabilité qui entoure l’identité sexuelle et la prudence qui entoure ce discours. Je ne peux pas imaginer, en 2020, me faire suivre, photographier, mettre sous écoute, interroger et congédier à cause de la personne que j’aime.

Le combat n’est pas terminé, mais après 20 ans de parcours avec ce film, l’image est claire : il n’y a pas une seule personne, que ce soit dans la fonction publique, l’armée ou la GRC, qui a été accusée d’avoir divulgué des secrets nationaux en raison de leur sexualité. La trahison était certainement au cœur de cette campagne, mais elle avait une direction sans équivoque. Le Canada a trahi des milliers de personnes, et l’une de mes expériences et réalisations professionnelles les plus profondes fut d’avoir pu saisir cette histoire sur film.

Et pour ceux qui seraient curieux, voici un aperçu des moments forts de la création du film :

  • Le film a été présenté dans d’innombrables festivals et au cours de visionnements spéciaux (entre autres pour SCRC, CST, les Forces armées canadiennes, les services policiers de Toronto et l’École de la fonction publique du Canada) à travers le Canada, les É.-U., la Chine, la Grèce, l’Italie et l’Angleterre. Il a été traduit en français (un gros merci au Fonds Purge LGBT!), en grec, en mandarin et en italien.
  • TVO a choisi le film pour leur présentation spéciale 2018 au Hot Docs Cinema de Toronto. La chaîne a également produit une baladodiffusion de l’évènement pour leur série On Docs. Ils ont également appuyé le film grâce à un volet à l’émission The Agenda, incluant une conversation entre Patti Gray, Sarah Fodey, John Ibbitson et le présentateur Steve Paikin.
  • La CBC a rendu honneur au film sur leur liste d’arts et culture exceptionnels LGBTQ 2018, et l’a appelé un « visionnement essentiel pour tous les Canadiens ».
  • Le film a été invité à faire partie d’un visionnement parlementaire spécial en 2018 organisé par l’honorable René Cormier, le député Robert Oliphant, l’honorable Salma Ataullahjan, l’honorable Jane Cordy, la députée Sheri Benson et la députée Karen Vecchio.
  • Le film a gagné le prix convoité du jury au festival Image+Nation en 2019 à Montréal; le Programmer’s Choice Award au 21e Fairy Tales Festival de Calgary en 2019; le prix du public pour le meilleur film au festival Inside Out à Ottawa en 2018; et le prix du public au Rainbow Visions Film Festival en 2018.
  • Le film a été mis en candidature pour le prix du meilleur documentaire au gala des prix Écrans 2019 (la version canadienne des prix Emmy); le prix du meilleur documentaire à la Writers Guild of Canada Awards2019; et du prix reconnaissant le meilleur journalisme en droits de la personne de l’Association canadienne des journalistes 2019.
  • L’artiste canadienne de musique folk Allister Thompson s’est inspirée du film pour une chanson.

Sarah Fodey
Scénariste et réalisatrice, The Fruit Machine